« Où en sont-elles ? Une esquisse de l’histoire des femmes », d’Emmanuel Todd, avec Baptiste Touverey, Seuil, 384 p., 23 €, numérique 17 €.
Il sera bien sûr possible de discuter à l’infini telle ou telle proposition d’Emmanuel Todd dans Où en sont-elles ?, comme il en a été pour la plupart des livres de l’anthropologue. Le sujet dont il s’empare cette fois n’est d’ailleurs pas de nature à calmer les choses, puisqu’il s’agit de rien de moins que d’« expliquer » le « trouble dans l’émancipation » que constituerait le féminisme contemporain, caractérisé selon lui par « une conception antagoniste des rapports entre hommes et femmes ».
Paradoxal, « étrange », contradictoire, celui-ci aurait « déformé l’histoire des rapports entre les sexes », dont l’étude sur la très longue durée permettrait de constater qu’à l’inverse ils ont été fondés, dès « la famille humaine originelle », sur « la collaboration et la solidarité », malgré une « indéniable prédominance » des hommes. Laquelle, au demeurant, n’aurait pas été « écrasante, loin de là ». Opposer hommes et femmes reviendrait donc à commettre un contresens historique et anthropologique, dont le livre s’efforce tout ensemble de démontrer l’ampleur, d’analyser les causes et de proposer un dépassement salutaire.
Soit un feu d’artifice de données à foison, d’hypothèses souvent défendues avec virtuosité, de pistes interprétatives parfois stimulantes, dont, encore une fois, on pourra débattre autant qu’on voudra. Mais de quoi parlera-t-on alors exactement ? Où en sont-elles ? n’est supposé être ni une base de données ni un pamphlet, d’autant qu’Emmanuel Todd ne cesse de revendiquer sa qualité de chercheur, pour l’opposer aux postures idéologiques. Des questions sont soulevées, auxquelles il entend répondre de manière argumentée, rationnellement construite.
Absence de lien
Or, l’accumulation vertigineuse des réponses masque une absence qui, lorsqu’on en prend conscience, vous saisit elle aussi de vertige : l’absence quasi totale de lien avec la question principale. Pour mémoire, l’enjeu était de comprendre, afin de le déconstruire, le « féminisme antagoniste », opération qui devait en principe reposer sur une bonne connaissance des positions que cette expression est censée recouvrir. Las, pas une ligne du livre ne relève de cette investigation minimale. Deux théoriciennes féministes contemporaines sont incidemment citées, Mona Chollet et Judith Butler, sans réelle analyse de leur travail. Et voilà tout.
Tout se passe en fait comme si les centaines de travaux autour des questions de genre menés dans toutes les disciplines ces dernières années ne pouvaient entrer dans le dispositif. Il est vrai que les nuances qu’ils apportent risquaient d’ébranler le socle du livre, tant elles relativisent l’équivalence entre féminisme contemporain et conception antagoniste des relations hommes-femmes, comme on le voit, pour s’en tenir à un exemple, avec le dernier livre de Mona Chollet, Réinventer l’amour (Zones, 2021), dont l’objet est précisément de dépasser cette conception. Mais lui non plus n’est pas cité par Emmanuel Todd.
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