Il y a dans ce remarquable documentaire une séquence qui vaut bien un film. Elle se déroule le soir du 22 août 1939 au Palm Beach, à quelques jours d’une première édition cannoise bientôt avortée : filmée par une cohorte de journalistes, une fête bat son plein, réunissant un cortège de stars américaines fraîchement débarquées sur la Côte. On siffle des coupes de champagne, on danse, les premières fusées transpercent la nuit azuréenne, promettant un feu d’artifice du tonnerre. Mais au même moment, le tonnerre – le vrai – se met à gronder sur la ville. Juste avant que les premières gouttes de pluie ne s’écrasent sur l’argenterie et les petits fours, l’assistance veut encore croire à un effet de mise en scène – les images d’archives capturent avec une précision inouïe cette brusque irruption de la nature en forme de mauvais présage. Le lendemain matin, la presse annonce la signature du pacte germano-soviétique. Tout le monde l’a compris, la Seconde Guerre mondiale commence. Le 29, trois jours avant la date de son lancement, le festival est suspendu par Jean Zay, son principal instigateur. Ministre de l’Education nationale et des Beaux-Arts du gouvernement Daladier, il présente sa démission pour s’engager dans l’armée.
Il faudra attendre la victoire des Alliés et l’année 1946 pour voir la Croisette sceller à nouveau son destin avec le septième art. Un petit miracle puisque la manifestation cannoise fut imaginée en 1939 comme une réponse des pays démocrates à la menace fascisante qui avait gangrené un an plus tôt le palmarès de la Mostra de Venise, alors seule et unique référence en matière de festival de cinéma. Sous l’impulsion souterraine de Goebbels, qui n’avait pas digéré le triomphe de « la Grande Illusion » de Renoir l’année précédente, Leni Riefenstahl remportait la distinction suprême avec « les Dieux du stade » (alors qu’il s’agissait d’un documentaire, genre irrecevable à l’époque en compétition officielle), ex æquo avec « Luciano Serra, pilote », un film de propagande italien produit par le fils de Mussolini.
Ouguergouz retrace ces quelques mois décisifs qui détermineront non seulement l’existence du festival mais aussi son ADN pour les années à venir. Importance cruciale du cinéma américain (les pontes des studios hollywoodiens l’ont envisagé comme un moyen d’exportation de leurs films en Europe), enjeu crucial du glamour et de la fête (les hôteliers locaux s’engagent à combler tout éventuel déficit) qui s’accommode sans peine avec le contenu politique des films sélectionnés : « Toutes les bases sont là », résume Gilles Jacob, le plus célèbre des manitous cannois.
Dimanche 12 mai à 22h35 sur France 5. « Cannes 1939, le festival n’aura pas lieu », Documentaire français de Julien Ouguergouz (2018) 52 min. (Disponible en replay sur france.tv).