Il embrase le ciel de Paris depuis un petit village perdu au milieu des rizières. Christophe Berthonneau, fondateur du GroupeF, signe le feu d’artifice qui jaillira au sommet de la tour Eiffel ce samedi, à l’occasion du 14 juillet. Il a conçu chaque séquence dans une école désaffectée dont il a fait ses bureaux, à Mas-Thibert – un village de harkis longeant le delta du Rhône, à 15 kilomètres de la mer. On le retrouve un samedi matin, clope au bec, en train de finasser les détails d’un prochain spectacle. «J’ai commencé à six heures du matin», justifie-t-il pour se servir un troisième café. Sur son bureau, pratiquement autant d’écrans d’ordinateur qu’un trader de la City. Rio de Janeiro, Djeddah, Mexico, Istanbul, Doha: le GroupeF s’exhibe partout dans le monde. On est loin des années 80, où les commandes de feux d’artifice se faisaient au kilo, auprès des responsables «achats» des communes françaises. Très informatisée, la pyrotechnie associe désormais bandes-son, effets spéciaux, lasers et projections d’image. La PME a beau être totalement mondialisée, elle n’empêche pas son fondateur de cultiver un certain côté saltimbanque. Ses journées, Christophe Berthonneau les passe d’ailleurs avec des intermittents, chargés de nourrir la magie des spectacles: chanteurs, danseurs, jongleurs, funambules, vidéastes…
Flanqué de son gros chien, tanné par le soleil, on l’imagine plus au café du village qu’au sommet de la tour Burj Khalifa de Dubaï – longtemps la plus haute du monde – dont il a conçu le spectacle inaugural. Rien pourtant ne le destinait à devenir businessman: mauvais élève, Christophe Berthonneau quitte l’école à 13 ans pour travailler en régie au théâtre de la rue Mouffetard, à Paris. Deux ans plus tard, il rejoint un ami en Camargue. Il enchaîne les boulots de fortune le long de l’étang de Berre, comme pêcheur de palourdes, docker à Fos, puis intérimaire à l’aciérie de la Solmer – devenue depuis Arcelor Mittal. Il est envoûté par la puissance des coulées de fonte. «C’est là que j’ai découvert la force du feu.» En 1990, le trentenaire se lasse des petits boulots. Il crée le GroupeF, qui réunit ses deux passions: le théâtre de rue et les feux d’artifice. «Je n’ai jamais été très fort en affaires. Le GroupeF aurait très bien pu fonctionner en association ou en coopérative ouvrière! lance-t-il. Il nous faut juste un niveau de rentabilité acceptable pour financer notre RD.»
Et de fait, le GroupeF ne court pas après les commandes. Il ne réalise qu’une soixantaine de spectacles par an, dont deux tiers à l’étranger. Son chiffre d’affaires ne représente guère plus de 10 millions d’euros annuels. La PME n’est qu’un nain par rapport aux dynasties d’artificiers qui entretiennent la flamme depuis le xviiie siècle (voir encadré ci-contre). Deux d’entre elles, Lacroix et Ruggieri, ont même uni leurs forces pour créer le leader européen du secteur -100 millions de chiffre d’affaires annuel. Il assurera quelque 4000 feux d’artifice ce week-end. Le GroupeF ne joue donc pas sur le même registre. Resté indépendant, il constitue une sorte d’ovni dans l’univers des feux d’artifice. Plutôt que de multiplier les spectacles, il met un point d’honneur à concevoir des effets visuels jamais produits auparavant – la plupart se monnaient 150000 euros. Les cérémonies d’ouverture et de clôture des Jeux olympiques à Barcelone, Turin, Athènes et Rio lui ont même rapporté beaucoup plus (de 1 à 2 millions d’euros chacune).
Sa notoriété a explosé avec l’embrasement de la tour Eiffel pour le passage à l’an 2000. C’était la première fois que des feux d’artifice étaient projetés à l’horizontal, et non plus vers le ciel. La prouesse lui vaudra un article dans le magazine américain Forbes. La clôture de la Coupe du monde de football, en 1998, crée la sensation avec une ola de feu qui fait le tour du stade, comme celle des supporters. La matière plastique qui compose le toit rendait la chose particulièrement difficile, les risques d’incendie semblant insurmontables… «Jusqu’à ce que nous le fassions…» déclare Christophe Berthonneau qui a dû inventer, pour cela, des artifices ne tombant plus vers le sol.
Depuis vingt ans, le Groupe F s’est ainsi constitué un portefeuille de brevets à faire pâlir la concurrence: costumes ignifugés couverts de lumières, systèmes de tirs informatiques, machines de synchronisation… Ses générateurs de flammes deviennent des références que s’arrachent les parcs Disney et Astérix. Ils permettent de projeter du pétrole sous pression devant des électrodes commandées à distance, et donner ainsi naissance à des flammes modulables, pouvant s’éteindre n’importe quand. L’outil a été largement copié par la concurrence. Des brevets, l’artificier ne veut donc plus en entendre parler. «Nous avons renoncé à protéger nos inventions. Notre stratégie, c’est de courir plus vite que les voisins», résume Christophe Berthonneau. Le quinquagénaire n’est malheureusement pas totalement maître de son temps: les spectacles les plus ambitieux requièrent des années de négociations avec les pouvoirs publics. Comme ce fut le cas pour le spectacle inaugural du Louvre d’Abu Dhabi, l’an dernier… commandé six ans avant son exécution!
Futuristes, ces spectacles sont conçus dans un hameau parmi les plus rustiques qui soient. Les 20 salariés du GroupeF travaillent dans une ancienne coopérative viticole ayant longtemps produit du «gros rouge» à 12 degrés. Vaste de 600 hectares, elle abrite une ancienne cave de stockage – parmi les plus grandes d’Europe – où s’empilent dans un joyeux désordre des rangées de mortiers, des kilomètres de câble, des centaines de moulages… La majorité de ces produits est fabriquée dans la ville chinoise de Liuyang, devenue la capitale mondiale de la pyrotechnie. Des hirondelles virevoltent entre les trois étages. Des chauves-souris aussi. Seuls absents, les explosifs qui permettent d’allumer les feux. La prudence veut qu’on les sépare du reste. Ils sont donc entreposés dans le département voisin du Vaucluse. À l’entrée du bâtiment s’entassent cinq embarcations de fortune, qu’on imagine mal faire le tour du monde pour assurer les spectacles sur l’eau de Doha, Djeddah ou Dubaï. «On est hyperpauvre, c’est vraiment une économie de survie», raconte Christophe Berthonneau, qui réutilise tout ce qui peut l’être à chaque spectacle.
Technologie et élégance
C’est qu’en France, la crise financière et l’attentat du 14 juillet 2016 à Nice ont donné un sérieux coup de frein au secteur. Les communes ont réduit leur budget. Rares sont celles, toutefois, qui ont renoncé au fameux feu d’artifice. Les deux tiers se plient encore chaque année à la tradition. «Le 14 juillet reste la seule fête populaire du pays, gratuite et consensuelle. Aucun maire ne prendrait le risque d’y renoncer», affirme l’un d’eux. La fourchette est large entre la petite commune qui va dépenser un budget de 1500 euros pour une pyrotechnie tirée par l’employé municipal et le grand spectacle géré par plusieurs artificiers professionnels, facturé plusieurs centaines de milliers d’euros.
Le GroupeF va donc chercher la croissance ailleurs. Comme les autres artificiers, il a missionné des ambassadeurs aux quatre coins de la planète pour y déployer ses feux. Il a même ouvert une filiale à Dubaï, où la richesse n’a d’égale que la démesure. La PME a construit des dépôts au Maroc, pour couvrir toute l’Afrique du Nord. Si la poudre noire a été inventée en Chine et les feux d’artifice en Italie, les acteurs français (le GroupeF, Lacroix Ruggieri, Jacques Couturier, etc.) se distinguent par leur goût de la technologie et de l’élégance. Un doublé dont raffole le Moyen-Orient, devenu depuis quelques temps le plus grand théâtre de feux d’artifice au monde.
Un art venu de Chine
Les feux d’artifice ont été créés en Chine il y a plus de mille ans, à partir d’un mélange de salpêtre, de charbon et de soufre. Ils ont d’abord été conçus comme une arme qui permettait de catapulter des flèches enflammées vers l’ennemi. Ce n’est que plus tard, que les Chinois en ont fait des feux d’artifice, pour fêter leurs victoires guerrières. La légende veut que Marco Polo ait ramené la fameuse poudre noire en Europe au xiiie siècle. Comme les Chinois, les Européens en font alors un double usage, guerrier et festif. En 1615, un feu d’artifice est tiré pour le mariage de Louis XIV avec Anne d’Autriche. Plusieurs écoles de pyrotechnie font leur apparition en Italie, en Prusse et en France. Les feux d’artifice deviennent de plus en plus courants, et de plus en plus fastueux. Au xviiie siècle, les chimistes Antoine Lavoisier et Claude-Louis Berthollet contribuent à mettre au point des feux colorés. En 1880, la France déclare le 14 juillet fête nationale. Les feux d’artifice y deviennent incontournables, faisant du pays l’un des grands foyers de la création pyrotechnique.
Les grandes dynasties d’artificiers
Les Ruggieri Ils exercent leur talent depuis le xviiie siècle. D’abord à Bologne, en Italie, puis en France pour animer la cour de Versailles. L’aîné, Petronino, reçoit de Louis XV le titre d’artificier du roi. Après avoir connu de nombreux actionnaires, parmi lesquels Suez et Fimalac (propriété de Marc Ladreit de Lacharrière), l’entreprise a été absorbée, en 1998, par l’un de ses concurrents historiques, Étienne Lacroix, pour devenir le leader européen de la pyrotechnie.Les Grucci, implantés dans la région de New York, revendiquent eux aussi des racines italiennes. L’entreprise familliale en est à la cinquième génération d’artificiers. Chacune a toujours rejeté les propositions de rachat et d’introduction en Bourse. Le groupe opère essentiellement aux États-Unis.Les Howard Les Australiens sont artificiers depuis 1922. C’est la quatrième génération qui est aux commandes. Comme le GroupeF, elle se distingue par des feux d’artifice spectaculaires et des effets spéciaux uniques.